Langue de bois 2.0 : le langage unique
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Le peuple pense que le monde politique et médiatique contemporain parle la langue de bois. Il dénonce par là un langage cynique, tissé de mensonges, affreusement prévisible et parfaitement lisse. Il part du principe que tous les politiciens en usent tout au long de leurs carrières, à droite comme à gauche. C’est une des raisons principales du rejet dont ils font l’objet, car cela démontre, pense-t-on, qu’aucun n’est sincère et que tous se valent.
La vaine promesse de Jean-François Copé
En mars 2006, Jean-François Copé publiait chez Hachette un livre au titre emblématique : Promis, j’arrête la langue de bois. Comme lui, la plupart des leaders politiques français, conscients de l’aversion des électeurs pour la langue de bois, assurent la détester. À tel point que le simple fait de déclarer qu’il faut en finir avec elle est devenu un de leurs éléments de langage prioritaires, un passage obligé dans le contexte électoral et, surtout, l’alibi idéal pour la parler impunément. Dans le brouhaha politique français, « Je veux vous le dire sans langue de bois » est devenu aussi courant que « Je crois aux valeurs de la République » ou « Je suis allé à la rencontre des Français ».
Selon le peu de style de chacun, tout est bon pour signaler frauduleusement que l’on s’exprime en français courant et non en langue de bois. On peut intercaler dans ses discours des jurons (Fabius : « On est la France, nom de Dieu !), des onomatopées (Chirac : « Ça a fait pschit ! »), des jeux de mots (Aubry : « Quand c’est flou, il y a un loup ! ») ou de l’argot (Sarkozy : « On va vous en débarrasser, de ces racailles ! »). La résonance médiatique est alors assurée, même si elle ne dure guère plus de vingt-quatre heures. Lorsqu’un politicien sort du cercle magique de la langue de bois pour, l’espace d’une phrase, s’exprimer tel un être humain digne de ce nom, les journaux télévisés et les réseaux sociaux s’en emparent comme d’un événement majeur. C’est dire si la nation souffre que l’on ne s’adresse plus à elle que de façon stéréotypée, impersonnelle et glaciale.
Le peuple torturé
Emmanuel Macron, bien conscient d’incarner aux yeux du citoyen la technocratie unanimement exécrée, est spécialiste de ces bonds de côté linguistiques lui permettant, croit-il, de passer pour un homme insolent, doté d’une âme fraîche et libre. « C’est de la poudre de perlimpinpin», « Les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder », « Un pognon de dingue » : on ne compte plus ses bons mots de mauvaise facture. Embarrassée, la population assiste à ces foucades verbales comme le laquais embarrassé écoute l’aristocrate, son maître, ayant bu le verre de trop et narrant, le jabot de travers et l’œil vitreux, des anecdotes graveleuses sur son épouse. Ces épisodes sont interprétés comme autant de signes contradictoires de l’enfermement à vie de Macron dans la forteresse de la langue de bois. Car tout le monde voit le truc : il n’y a aucune magie. Si le président exhibe ses dérapages, ce ne sont plus des glissades imprévues mais des calculs pervers de trajectoire.
Entendre, diffusée en boucle depuis des décennies, sur toutes les chaînes de télévision, la langue de bois du pouvoir – et sa jumelle monozygote, celle de l’opposition – est une souffrance pour la communauté entière. Mais l’affaire est encore plus douloureuse si la classe politique joue à ne plus être elle-même et prétend s’affranchir de sa propre pesanteur en parlant une langue de bois dont le motif central est de mimer la lutte contre la langue de bois.
La langue concentrique
Historiquement, il a existé une langue de bois première, celle de l’URSS et du marxisme-léninisme, admirablement décrite par Françoise Thom dans La langue de bois, ouvrage définitif sur la question, d’une précision scientifique et d’une profondeur remarquable. En France, cette langue de bois originelle, pure et dure, se cantonne aujourd’hui aux groupuscules de la gauche la plus rouge. Dans les autres formations politiques, on peut toute fois trouver ce que nous appellerons, faute de mieux, la langue concentrique.
Citons-en un exemple : « Nous sommes entrés dans un cycle de crises aiguës, sanitaire, écologique, économique et sociale. La guerre tue à nouveau sur le continent européen. Cette réalité est devenue une source de profonde inquiétude pour nos concitoyens. L’inquiétude de ne pas pouvoir payer ses factures à la fin du mois, l’inquiétude de ne pas avoir de quoi faire le plein d’essence pour aller travailler, l’inquiétude de ne pas trouver un médecin près de chez soi pour ses enfants ou une place aux urgences, l’inquiétude pour un parent âgé et dépendant, l’inquiétude de ne pas bénéficier d’une retraite digne, l’inquiétude du réchauffement climatique que nous avons vécu concrètement cet été, l’inquiétude de l’érosion massive de la bio-diversité, l’inquiétude que nos enfants vivent moins bien que nous, l’inquiétude de la guerre. »
Ce paragraphe est l’introduction d’une Contribution Générale du Parti socialiste en préparation de son 80ème congrès, prévu pour 2023. Elle est, on l’aura noté, d’un prodigieux ennui. On n’a pas terminé de la parcourir qu’elle est déjà oubliée : elle n’adhère pas au cerveau du lecteur. Et ce pour une raison très intéressante : elle pourrait convenir à n’importe quel parti. Imaginez-la en tête d’un document officiel ou d’un meeting de LFI, du PCF, du PS, du Modem, de LR, du RN, de Reconquête : il n’y aurait pas une seule virgule à changer. Sans la moindre exception, la totalité des éléments qui la constituent ont figuré dans des discours gauchistes, communistes, écologistes, socialistes, gaullistes, libéraux et nationalistes au cours de l’année écoulée. Un vertige étreint l’électeur : on a l’impression que la démocratie, différenciante par nature, a disparu.
Pensée unique ?
Ce copié-collé lancinant, ce jeu de miroirs où l’intelligence du citoyen se sent piégée, est vomi par l’accusation infamante de « pensée unique ».
Or, la rue se trompe. Car la pensée unique n’existe nullement, pas plus que l’État profond dont nous avons parlé dans un article précédent. Jean-Luc Mélenchon et Éric Ciotti ne pensent pas de manière « unique » : même s’ils ont en commun l’ambition et l’arrogance propre à leur profession, même s’ils partagent l’étatisme qui ruine la France et même s’ils prononcent mot pour mot les mêmes phrases dans les mêmes émissions, leurs références et leurs visions du monde diffèrent, leurs projets et leurs stratégies également, tout comme leurs électorats et leurs bases militantes. Omniprésente de nos jours, l’exclamation « Ils sont tous pareils ! » est une grave erreur d’appréciation. Elle favorise le relativisme, le pessimisme, l’extrémisme et le complotisme.
Il fut un temps où seule la gauche parlait la langue de bois. Son vocabulaire pierreux et ses formules tétanisées était l’apanage des staliniens, des trotskistes et des maoïstes. Mais au fil des alliances électorales et des manifestations unitaires, le PS a adopté ces clusters idéologiques tout en les adoucissant légèrement. Les termes les plus brutaux et les formules les plus vengeresses ont disparu, faisant place à des appellations plus présentables à la classe moyenne. « Prolétaire » est devenu « défavorisé ». L’ennui est que via son aile giscardienne, puis bayrouïste, la droite a prolongé la contagion : le centre-droit a adopté les tics de langage du centre-gauche. La propagation a continué chez les gaullistes. Elle s’est étendue jusqu’aux nationalistes. Si bien que lorsqu’elle parle d’économie, Marien Le Pen peut désormais singer le collectivisme sans la moindre vergogne – et ne s’en prive certes pas.
Le cas Marine
La socialisation du lepénisme est le phénomène le plus intéressant et le plus éclairant en politique française depuis trente ans.
À la fin les années 1980, se glissant dans le sillage de Thatcher et Reagan, Jean-Marie Le Pen prônait une libéralisation massive de l’économie. À l’inverse, la course à la présidentielle de 2022 a vu sa fille foncer à gauche toute, adopter un positionnement économique furieusement antilibéral et obtenir un réel succès aux élections législatives. Comment a-t-elle été contaminée ? Ce sera l’objet de notre prochain article, qui examinera un virus très particulier : le mot « social », qui est le centre de la spirale de la langue concentrique.