En pleine polémique sur la venue de Greta Thunberg à l’Assemblée nationale, le sociologue Gérald Bronner décrypte les effets potentiellement démobilisateurs du discours alarmiste sur la lutte contre le dérèglement climatique
Gérald Bronner est sociologue, spécialiste des croyances collectives et des phénomènes de cognition sociale. Professeur à l’université Paris-Diderot et membre de l’Institut universitaire de France, il est l’auteur, entre autres, de Déchéance de rationalité (Grasset, 2019) et La Démocratie des crédules (Puf, 2013).
Greta Thunberg est-elle une « prophétesse de la peur », comme la qualifient ses détracteurs ?
Inviter les gens à « paniquer », c’est un discours apocalyptique.
Ceux qui veulent attirer l’attention sur le danger utilisent le ressort de la peur. Pour une raison simple : sur le marché cognitif, la peur est un excellent produit.
Il est viral et universel. Notre cerveau est constitué de telle sorte à percevoir les signaux d’un danger : des études montrent qu’il capte l’image d’un serpent plus vite que celle d’un chat.
Cette appétence informationnelle pour la détection du risque est très profondément implantée en l’homme. D’une certaine manière, nous sommes les descendants des peureux.
Ceux qui ont imaginé un prédateur plutôt que le vent, derrière le mouvement d’un buisson, ont survécu à la sélection darwinienne. Le problème, c’est la surenchère.
A l’ère d’Internet, le marché de l’information est dérégulé et crée une surreprésentation permanente du danger. Peut-être que la fin justifie les moyens et que dans la société du spectacle, des personnalités clivantes ou starifiées portent plus fort leur message... Mais l’émotion, c’est la fugacité.
Le discours alarmiste a un pouvoir mobilisateur…
Paradoxalement, le discours alarmiste explique en partie l’insuccès de ceux qui veulent alerter.
Les alertes sur le climat s’inscrivent dans un cortège d’alertes incessantes sur le gluten, le lactose, les ondes, les vaccins… Nous sommes écrasés par les alertes.
On aboutit à un embouteillage de craintes généralisées, dans une société où le risque n’a pourtant jamais été aussi réduit. Résultat, malgré le danger environnemental bien réel, une forme d’apathie gagne les populations.
Les gens ne réagissent pas vraiment au risque de la fin des temps. Aux Etats-Unis, une expérimentation a été réalisée dans un supermarché : un stand proposait 25 variétés de confiture différentes puis, le lendemain, seulement 6.
Le premier stand a attiré plus de curieux... mais dix fois moins d’achats ! Quand le cerveau est interpellé par une arborescence d’options, il suspend son jugement.
Nous sommes saturés d’offres de peur.
Face à cela, des individus radicalisent leur discours. Ce n’est pas nouveau : dans les années 1970, l’hypothèse Gaïa du climatologue James Lovelock prophétisait des milliards de morts.
Cela a discrédité le récit écologique. La peur peut être bénéfique quand elle correspond au consensus scientifique.
Hélas, l’émotion n’est pas toujours alignée avec la science.
« L’écologie irrationnelle peut inciter à la paralysie. Interrompre tout progrès économique signifierait un recul de l’innovation »
Avant Greta Thunberg, Jacques Chirac disait déjà, en 2002, « notre maison brûle et nous regardons ailleurs »... L’action écologique peut-elle se passer d’une rhétorique de l’urgence ?
Ces deux discours manient l’idéologie de la peur… mais Chirac est allé jusqu’à constitutionnaliser le principe de précaution !
Le problème, c’est l’écologie irrationnelle. Celle qui, d’une part, ne hiérarchise pas les risques. Si on fait de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité, on ne peut en finir avec le nucléaire ici et maintenant.
Le GIEC préconise même d’en augmenter la part dans le mix énergique, car le nucléaire émet relativement moins de CO2.
D’autre part, l’écologie irrationnelle peut inciter à la paralysie. Face aux catastrophes, des mouvements sont tentés d’interrompre tout progrès économique ou prônent carrément la décroissance.
Cela signifierait un recul de l’innovation qui est corrélée au PIB. C’est l’application du « principe responsabilité » de Hans Jonas : in dubio pro malo, « dans le doute, imagine le pire ». Sauf qu’il se focalise sur les conséquences d’une action, pas sur celles de l’inaction.
Le pire peut advenir parce que nous cessons le progrès technologique. En enserrant le présent dans la peur du futur, on s’enferme dans la certitude de ne pouvoir résoudre de nouveaux risques, comme l’érosion de l’efficacité des antibiotiques ou les rayonnements solaires...
Comment sortir de l’irrationnel ?
En écoutant la communauté scientifique. C’est ce qu’a fait le gouvernement avec le déremboursement de l’homéopathie.
Mais c’est une tension de chaque instant car la main du politique tremble face à l’opinion publique. Le cas de la taxe carbone, nécessaire mais impopulaire, le montre encore.
On peut regretter que des personnalités scientifiques ne soient pas autant dans la lumière qu’une Greta Thunberg...
Cette lumière doit venir des mouvements écologistes, considérés comme légitimes, crédibles et non suspects de conflits d’intérêts.
A condition qu’ils ne soient pas eux-mêmes dépassés par l’envie de peur.