par Hervé Le Bars - SPS n°327, janvier / mars 2019
Le 19 septembre 2012, Gilles-Éric Séralini et une équipe de chercheurs composée principalement de membres du CRIIGEN1 convoquaient une conférence de presse [1] pour annoncer les résultats d’une nouvelle étude scientifique [2] sur les risques sanitaires d’un maïs OGM, nom de code NK603, et d’un herbicide, le Roundup de Monsanto, à base de glyphosate.
Pour cette étude, les expérimentateurs avaient soumis des rats pendant deux ans à des régimes alimentaires à base de ces deux produits. Un article scientifique récapitulant les principaux résultats allait être publié dans la revue Food and Chemical Toxicology.
Les résultats annoncés étaient les suivants : les femelles traitées au Roundup ou au maïs OGM mouraient deux à trois fois plus que les non traitées ; trois groupes mâles traités mouraient aussi plus que les mâles non traités ; les femelles traitées développaient davantage de tumeurs mammaires que les groupes non traités ; la consommation de maïs OGM et de Roundup provoquait un déséquilibre des hormones sexuelles ; chez les mâles, des maladies du foie étaient 2,5 à 5,5 fois plus fréquentes chez les rats traités que chez les non traités et des maladies des reins 1,3 à 2,3 plus fréquentes ; les mâles traités avaient quatre fois plus de grosses tumeurs que les rats non traités, apparaissant jusqu’à 600 jours plus tôt chez les rats traités.
Les auteurs ont conclu que l’absorption de Roundup et la consommation de maïs OGM avaient un effet perturbateur endocrinien avec des conséquences métaboliques.
Accompagnant cette publication, deux livres grand public aux titres évocateurs sont annoncés : Tous Cobayes ! de Gilles-Éric Séralini [3] et La vérité sur les OGM, c’est notre affaire ! de Corinne Lepage [4].
Simultanément, un film sort en salle. Sa présentation met en avant le travail du réalisateur « dans le secret le plus absolu, gardant le silence sur l’étude scientifique menée par le Professeur Séralini, qui a lui-même pris d’énormes risques en se procurant clandestinement des échantillons de maïs transgénique » [5]. Enfin, couronnant le tout, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur affichait en gros sur sa couverture « Oui, les OGM sont des poisons ! » [6] et présentait un dossier exclusif à sens unique. Rappelons aussi que les auteurs de l’étude ont imposé à tous les journaux qui voulaient accéder à l’article scientifique avant sa publication une clause interdisant de solliciter l’avis de spécialistes sur le contenu de l’expérience [7].
L’émotion a été forte, amplifiée par des journaux relayant l’affirmation que « les OGM sont des poisons » et montrant des photos de rats avec des tumeurs énormes. Cette annonce avait en effet de quoi inquiéter, car le Roundup est l’herbicide le plus utilisé en France et dans le monde, et le maïs NK603 était cultivé et consommé aux États-Unis depuis douze ans et autorisé à l’importation et à la consommation en Europe depuis 2005 [8].
C’était le début d’un feuilleton riche en rebondissements, dans lequel se mêlent science, média et politique.
Suite à l’annonce de l’équipe de chercheurs et à l’émotion suscitée, de nombreux gouvernements à travers le monde ont mandaté des instances publiques d’expertise pour évaluer la solidité des résultats avancés.
Toutes ces instances sont arrivées aux mêmes conclusions : pas un seul des résultats inquiétants annoncés par l’équipe de chercheurs n’est conforme aux données collectées dans l’étude (voir encadré).
Les chercheurs ont surinterprété les données expérimentales, une pratique considérée comme un biais grave en science, consistant à tirer des conclusions qui ne peuvent pas être scientifiquement déduites des données collectées.
Les experts ont relevé des « lacunes scientifiques », une « présentation sélective des données », des « déclarations sans fondement », des « interprétations sélectives des résultats », des « représentations trompeuses », un travail « contraire aux normes éthiques scientifiques », des « conclusions non justifiées », des « interprétations spéculatives », des « faiblesses méthodologiques », une « méthodologie statistique inadéquate », des « objectifs peu clairs », une « conception inappropriée de l’étude », des « erreurs méthodologiques ayant conduit à des conclusions erronées », des « failles fondamentales », une « analyse et des rapports inadéquats », des « résultats statistiques discutables et imprécis », des « erreurs méthodologiques », des « conclusions invalides », l’absence « d’analyse statistique neutre », l’absence de « discussion scientifique équilibrée »...
D’autres organismes scientifiques se sont exprimés, avec les mêmes conclusions.
La Société française de pathologie toxicologique (SFPT) a écrit une lettre à l’éditeur de la revue Food and Chemical Toxicology [9] dans laquelle elle pointe les faiblesses de la publication et en particulier, explique que les chercheurs n’ont pas tenu compte de la variabilité naturelle de la mortalité et de l’incidence des tumeurs, particulièrement visible dans des petits groupes de rats, amenant à des « conclusions non significatives » et à une « grossière surinterprétation des données de pathologie. »
Les Académies nationales françaises d’agriculture, de médecine, de pharmacie, des sciences, des technologies et vétérinaire ont émis un avis commun [10] où elles déclarent que « l’analyse statistique conventionnelle des résultats obtenus montre qu’il n’y a pas de mortalité plus importante ni d’effet tumorigène prouvé de l’OGM, ni du Roundup, ni de leur association, contrairement à ce que l’on a laissé entendre au public. »
Les six académies regrettent aussi l’orchestration d’une opération de communication autour de cette étude et concluent que « l’orchestration de la notoriété d’un scientifique ou d’une équipe constitue une faute grave lorsqu’elle concourt à répandre auprès du grand public des peurs ne reposant sur aucune conclusion établie. »
Gilles-Éric Séralini s’est défendu en déclarant être « attaqué de manière extrêmement malhonnête par des lobbies, qui se font passer pour la communauté scientifique », expliquant que « c’est le même lobby qui a permis l’autorisation de ces produits et qui est activé par les entreprises de biotechnologies. » [11]
Dans une réponse aux critiques formulées, publiée par la revue Food and Chemical Toxicology en mars 2013, Séralini et ses associés ont défendu l’ensemble de leurs résultats [12], affirmant que la plupart des critiques émises provenaient de biologistes ayant déposé des brevets pour des OGM et de la société Monsanto qui commercialise le maïs NK603 et le Roundup.
À ce stade de l’affaire, de nombreux observateurs s’interrogent : les instances d’expertises mandatées par les gouvernements à travers le monde sont-elles toutes influencées par Monsanto, ou bien le mode de défense choisi par les chercheurs n’est-il qu’un moyen de rendre leurs propos irréfutables ?
La plupart des citoyens, incapables de lire l’article scientifique concerné, se retrouvent à devoir se forger une opinion sur la base de leur seule intuition.
La stratégie de Séralini et de ses collègues consiste à entretenir le doute dans la population sur la sécurité des OGM, en encourageant la méfiance envers les instances officielles d’évaluation des risques, avec un succès certain.
Ce sera le principal résultat de cette première phase de l’affaire Séralini.
Depuis six ans, on ne compte plus le nombre d’articles de presse et de reportages télévisés mettant en scène Gilles-Éric Séralini présenté comme un lanceur d’alerte intègre opposé aux lobbies industriels, dans un remake du combat de David contre Goliath.
Il serait fastidieux de revenir ici sur six années de traitement de l’information. À titre d’exemple, nous décrivons en encadré comment deux chaînes de télévision de service public ont traité ce sujet début 2018.
Le message véhiculé dans ces documentaires peut se résumer ainsi : un scientifique lanceur d’alerte a prouvé que le maïs OGM et le Roundup sont toxiques, mais les industriels concernés essaient de le discréditer pour préserver leurs profits.
L’avis unanime des autorités sanitaires et des instances publiques d’expertise du monde entier ayant évalué les travaux de Séralini est passé sous silence.
Arte et France 5 : des documentaires partisans sur des chaînes du service public
Le 25 février 2018, dans un documentaire intitulé Soja, la grande invasion [1] diffusé à 20 h 50, France 5 donnait la parole à Séralini défendant sans contradicteur ses résultats de 2012. Au cours du reportage, la voix off affirme (00:39:30) : « Pendant deux ans, Gilles-Éric Séralini a donné quotidiennement à des rats du Roundup dilué dans de l’eau, à faible dose. » Séralini enchaîne « Voilà les images qui ont fait le tour du monde, de toutes les télévisions du monde, de nos rats traités simplement avec un tout petit peu de Roundup. » La voix off reprend, photos à l’appui : « Des rats couverts de tumeurs ! » Enfin, le chercheur déroule : « Au bout d’un an, à peu près la moitié de leur vie, les rats commençaient à avoir des tumeurs et mourir en grand nombre, jusqu’à plus de la moitié et, entre la moitié de leur vie et la fin de leur vie, presque tous mouraient d’abord des résidus de Roundup qui étaient dans leur nourriture ou leur boisson. »
Le 10 avril 2018, c’est Arte qui diffuse à 20 h 50 un documentaire intitulé OGM –Mensonges et vérités. [2] Le commentaire annonce (01:03:10) « En septembre 2012, la publication d’une étude scientifique fait l’effet d’une bombe médiatique. Dirigée par le chercheur français Gilles-Éric Séralini, elle porte sur le maïs transgénique NK603 de Monsanto, tolérant le Roundup, et elle remet en cause son innocuité. [...] Les photos des animaux testés, gonflés de tumeurs, font le tour du monde » Puis Gilles-Éric Séralini rappelle ses conclusions : « Les résultats que nous avons obtenus, c’est d’abord une mortalité plus importante chez les rats traités à la fois aux OGM et au Roundup par rapport au groupe de rats contrôle. »
Le 17 juillet 2018, Arte diffuse à 20 h 50 un autre documentaire intitulé Pesticide et santé ; l’équation sans solution [3] dans lequel sont présentées, à nouveau sans contradiction, les conclusions de l’étude Séralini de 2012. Le commentaire annonce (00:15:05) « L’équipe du professeur Gilles-Éric Séralini a mené une expérience à long terme sur des rats de laboratoire nourris avec des plantes génétiquement modifiées générant elles-mêmes des pesticides. Les résultats obtenus étaient effrayants [à l’image, photo de rats déformés par des tumeurs], maladies graves et mort prématurée. L’industrie, soutenue par les autorités, a immédiatement répliqué... »
Ni Arte, ni France 5 n’ont jugé utile de mentionner le moindre avis d’une institution scientifique officielle ou d’une agence sanitaire à propos des allégations de Séralini.
Le premier documentaire d’Arte se contente d’évoquer la « fureur des fabricants d’OGM » déclenchant une « vive polémique scientifique et médiatique ». Puis, la parole est donnée à ce propos à Stéphane Foucart, journaliste scientifique au journal Le Monde, expliquant que « Gilles-Éric Séralini a été attaqué par les faux-nez de l’industrie de manière extrêmement violente, [...] on a une technique qui est mise en oeuvre par l’industrie des biotechnologies végétales qui s’attaque plutôt aux personnes qu’aux résultats, les résultats étant bien évidemment discrédités dans la foulée. »
Pourtant, il s’agit de deux chaînes du service public. Qui plus est, en ce qui concerne France 5, les programmes sont supposés être axés sur l’éducation et le partage des savoirs et des connaissances. L’article 3 du décret n° 2009-796 du 23 juin 2009 indique que « France 5 est la chaîne du décryptage, du partage des savoirs et de la transmission des connaissances.
Ses programmes contribuent à la découverte et à la compréhension du monde, en s’attachant tout particulièrement aux registres des sciences et techniques, des sciences humaines, de l’environnement et du développement durable. Elle valorise l’accessibilité de ses contenus pédagogiques et de connaissances par tout moyen de communication électronique et développe la coopération avec les milieux éducatifs. »
Références
[1] Soja la grande invasion
[2] OGM Mensonges et vérités
[3] « Pesticides et santé : l’équation sans solution », documentaire, Arte, diffusé le mardi 17 juillet.
Le 22 octobre 2012, un communiqué du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt annonce : « Le Gouvernement retient la proposition formulée par l’Anses de renforcer les études sur les effets à long terme de la consommation des OGM et des pesticides, qui doivent intégrer ces thèmes au niveau national et communautaire. Le premier ministre a demandé [aux ministères concernés] de porter au niveau européen la demande du Gouvernement d’une remise à plat du dispositif communautaire d’évaluation, d’autorisation et de contrôle des OGM et des pesticides. Dans ce contexte, la détermination du Gouvernement pour maintenir le moratoire en France des OGM autorisés à la culture dans l’Union européenne est réaffirmée. » [13]
En appelant à une « remise à plat du dispositif communautaire d’évaluation, d’autorisation et de contrôle des OGM et des pesticides », le gouvernement français valide la thèse voulant que ce dispositif soit défaillant, comme l’affirme Séralini. De fait, ce communiqué est le début d’une nouvelle phase de l’affaire, dans laquelle les résultats de l’étude sont mis au second plan, remplacés par l’affirmation de la nécessité de mener de nouvelles études sur les plantes OGM en général et de renforcer le dispositif de contrôle au niveau européen.
Une mauvaise étude scientifique pouvait-elle poser de bonnes questions ? Cette seconde partie de ce feuilleton est détaillée dans l’article « Études de toxicité des OGM : le cadre réglementaire européen est-il à revoir ? ».













1 Comité de recherche et d’information indépendante sur le génie génétique.