Comment trouver une réponse générale à l’«ubérisation»
Dans une Europe bridée par la faible productivité, l’économie des plateformes internet est un avenir dont il est urgent de s’emparer.
Il faut une vraie stratégie déclinée en politique fiscale, éducative et réglementaire.
Tous les secteurs sont ou seront concernés
La musique, les médias, le commerce, les taxis, la banque, le tourisme… La liste des secteurs déstructurés par internet ne cesse de s’allonger.
À chaque cas, le gouvernement apparaît lui aussi comme désemparé, ne sachant pas trop comment il doit arbitrer entre le neuf, qui apporte des avantages et des dangers, et qui, en tout état de cause, paraît inéluctable, et le vieux, qui, menacé dans son existence, brûle des pneus dans les rues.
Existe-t-il une réponse stratégique générale au phénomène d’«ubérisation» comme le nomment les Français?
La force vient du nombre
Notons d’abord que les économistes américains appellent avec raison «l’économie des plateformes» cette mutation. Sa force vient non pas de la technologie informatique elle-même mais de l’effet mathématique exponentiel de l’agrégation.
Comme sur Wikipédia, la valeur vient du nombre de visiteurs, d’«abonnés»: plus les lecteurs ont petit à petit corrigé un article, plus il a de la pertinence (normalement); sur un site de location, plus il y a d’offreurs et de demandeurs d’un bungalow en Floride, plus le site permet les bonnes rencontres et plus se crée de la valeur économique d’échange.
Internet tire sa puissance de ce retour d’une économie de marché mondialisée directe, sans intermédiaires… autres que ceux qui gèrent les plateformes, en clair les groupes américains Uber, Google, Facebook, Amazon, etc.
Urgences fiscale et industrielle contre une domination américaine
La première ligne de conduite pour un gouvernement européen vient précisément de cette origine américaine. Les États-Unis conduisent et dominent cette mutation.
Le gouvernement de Washington, particulièrement celui de Barack Obama, et le business californien sont ligués pour réussir le passage très intelligent du statut d’hyperpuissance à celui de cyberpuissance.
Cela induit, pour Paris, Berlin ou Bruxelles, l’urgente et double nécessité d’une politique fiscale, d’une part, et d’une politique industrielle, d’autre part. Pour ne pas se faire voler toutes ses mémoires et leur valeur, et ensuite pour récupérer autant que faire se peut les machines, les programmes, la recherche, les emplois.
On ne peut pas dire aujourd’hui que ce premier volet d’une politique européenne du numérique existe où que ce soit, sauf à l’état de bricolage.
La tentation est grande, sous la poussée des groupes américains, d’ôter toutes les contraintes sociales dans les secteurs bousculés
Le pire serait que le caractère américain d’Uber soit le critère clef et que la mutation soit freinée par souverainisme industriel. Il faut exactement l’inverse: l’encourager le plus fortement possible.
De quoi souffrent la France et l’Europe?
De faibles gains de productivité. C’est la cause fondamentale de la faible croissance, ce doit être l’alpha et l’oméga de la politique économique.
Les plateformes vont apporter des gains gigantesques d’efficacité, il faut les faire fleurir. Les gouvernements n’ont dès lors qu’une ligne à suivre: accélérer la mutation schumpetérienne.
Et décliner cette stratégie en politique fiscale, éducative (quel inadmissible retard en France!) et réglementaire.
Stratégie gagnante
Une ville comme Paris devrait faciliter l’arrivée de VTC peu chers pour redonner envie aux Parisiens de «reprendre le taxi».
Tout le monde peut y gagner, en pollution comme en facilité. Avec la fin rapide du malthusianisme des taxis, le marché devrait grossir fortement et de nouveaux équilibres se trouver.
La République sociale
Il n’est qu’une condition à mettre à l’ubérisation: celle-ci est sociale. La tentation est grande, sous la poussée des groupes américains, d’ôter toutes les contraintes sociales dans les secteurs bousculés, de libérer totalement la création d’emplois, sous toutes les formes possibles.
Et de compter sur une réaction spontanée de la société civile dans un deuxième temps pour faire jouer les rapports de force entre employeurs et employés, et trouver des compromis nouveaux.
Cette vision d’un passage nécessaire par la jungle est, à mon avis, aujourd’hui très dangereuse.
Protéger les salariés
Le rapport de Robert Badinter remis cette semaine au Premier ministre réaffirme que la France est une république sociale, que le droit est d’abord là pour protéger le salarié, que celui-ci a droit à une dignité au travail.
À un moment où la peur du déclassement nourrit le populisme, ce rappel est judicieux.
La mutation économique doit conduire à une mutation du droit social de même ampleur, mais pas à la destruction du principe social, sinon le pays partirait à la dérive et in fine la mutation économique serait bloquée.
Celui qui part en premier ou celui qui agrège les «abonnés» plus vite que les autres prend un volume, une avance, qui devient irrattrapable
L'ère de la vitesse
Concrètement, cela signifie que le gouvernement devrait choisir franchement le camp des VTC mais imposer des négociations pour que les chauffeurs aient des paiements décents et des droits, notamment en cas de séparation.
Il doit aussi organiser la transition, trouver de relatives compensations pour les plaques des taxis.
Mais avec pour règle d’aller rapidement, afin que le côté positif de la mutation l’emporte largement, que le marché grossisse très vite et que les gains soient répartis.
Si tel n’est pas le cas, si le prix ne baisse pas et que le marché reste étale, alors la révolution VTC n’en est pas une, il ne s’agit que de remplacer un monopole par un autre.
Les économistes sceptiques sur les réels gains de productivité d’internet auraient raison (1).
Le gouvernement est devant un pari: il doit dire oui sans avoir de certitude sur les gains, mais dire oui vraiment.
Dans l’économie des plateformes, la réussite vient de la vitesse.
Celui qui part en premier ou celui qui agrège les «abonnés» plus vite que les autres prend un volume, une avance, qui devient irrattrapable.
Foncer est incertain, mais essayer de ménager le neuf et l’ancien, c’est à coup sûr perdre sur les deux tableaux.
1 — Débat très bien présenté par Daniel Cohen dans Le Monde est clos et le désir infini, 2015, Albin Michel Retourner à l'article