Voici, pour ceux qui croiraient encore la version officielle, la véritable histoire de la chute du mur de Berlin et, conséquence immédiate, la disparition de la RDA communiste.
Le 9 novembre 1989, vers 9 heures du matin, Günter Schabowski, le porte-parole du gouvernement est-allemand, animait une réunion devant un parterre de représentants des syndicats, de délégués des comités de quartier et de membres du SED, le Parti Socialiste Unifié. Se trouvaient aussi convoqués ce jour-là des citoyens de la société civile, notamment un ouvrier de l’aciérie Ostsee Stahlbau, un professeur d’économie marxiste de l’université de Leipzig, le propriétaire d’un café et un marinier de l’Elbe.
Depuis un an, la contestation gagnait les esprits des camarades. Déjà certains des pays frères, la Pologne, la Hongrie, et même la grande URSS semblaient teinter leur idéologie d’une nuance rosée fort mal placée. Chaque semaine, sur le Ring de Leipzig, des dizaines de milliers de protestataires conspuaient le régime et demandaient la liberté. Il convenait donc de reprendre la situation en mains, de redonner de la vigueur au socialisme et de lutter avec force contre l’ennemi intérieur et les suppôts du capitalisme réactionnaire.
Günter Schabowski commença la réunion par un long discours, puis conclut en donnant la parole aux camarades présents : « Mes amis, notre république démocratique est en danger, le Parti et le gouvernement attendent de chacun d’entre vous d’être un exemple. Que proposez-vous dans les cellules pour sauver les acquis du socialisme ? »
Madame Sturmann, secrétaire du comité de quartier du 62 Karl Marx Allée, prit la parole : « Je propose de rendre obligatoire la participation aux réunions du comité car les jeunes n’y mettent plus les pieds. Ils préfèrent aller danser que parler des problèmes de notre immeuble »
Schabowski : « Est-ce que par hasard tu insinues, camarade, qu’il y aurait des problèmes dans une institution aussi démocratique que les comités de quartier, pilotée par des camarades issus du peuple ? »
Madame Sturmann balbutia : « Non, enfin, ce n’est pas ce que je voulais dire, ce ne sont pas de vrais problèmes, juste des petites réparations qui attendent depuis 48 ans, mais ça peut attendre encore, le pays a besoin de regrouper ses forces, en fait tout va bien, il n’y a pas vraiment de problème »
L’ouvrier de l’aciérie continua : « Oui, tout va bien, nous gagnons bien notre vie et la république démocratique subvient à tous nos besoins. Toutefois je suggère que tout soit fait au niveau du Plan pour que le délai entre la commande d’une voiture Trabant et la livraison soit réduit de 12 à 11 ans »
Schabowski, le visage empourpré : « Tu sais bien, camarade, que si nous ne parvenons pas à produire assez de voitures, c’est à cause des capitalistes qui sabotent notre économie par tous les moyens »
Le professeur d’économie marxiste prit la parole à son tour : « Je suis d’accord avec le camarade du Comité Central. S’il n’y avait pas d’états revanchards, capitalistes et réactionnaires à l’ouest de notre patrie, l’économie de notre république fonctionnerait à la perfection. À la condition de la purger en même temps de tous les éléments antisociaux qui veulent revenir sur les fondements du socialisme »
Le marinier de l’Elbe fit une moue dépitée : « Camarade professeur, ça se voit que tu lustres plus ton pantalon sur des bancs de bois cirés que sur celui de ma péniche. Si tu y posais tes augustes fesses, ta culotte aurait des trous dans les cinq minutes, car ça fait un an que j’ai commandé des pots de peinture à la coopérative chimique. Rupture de stock, qu’ils disent… Cependant je ne crois pas que ce sont des capitalistes réactionnaires qui nous empêchent de produire des pots de peinture, c’est juste que la coopérative chimique est une bande de branquignols incompétents. Si tu veux que ta république démocratique fonctionne, va falloir faire du ménage… »
Schabowski fronça les sourcils : « J’entends ton mécontentement, camarade, mais que proposes-tu pour améliorer la situation ? »
Le marinier enfonça sa casquette plus en avant, comme il le faisait les jours de grand vent : « Mais c’est très facile, camarade secrétaire du parti, dégage-moi ces barbelés qui bloquent la rivière et m’empêchent de passer en Allemagne de l’Ouest, rends-moi la propriété de la péniche de mes parents qui m’a été confisquée voici quinze ans par ton parti des travailleurs pour en faire une coopérative où je suis simple salarié, et je vais la faire marcher, moi, ton économie… »
Le professeur d’économie marxiste faillit avaler sa cravate : « C’est une honte, camarade marinier, de demander des choses pareilles. Tu remets en cause le principe même du socialisme, et la solidarité entre tous les travailleurs. Il n’y a plus de patrons capitalistes dans notre pays, et c’est très bien comme ça. Chez nous, personne n’exploite personne »
Schabowski ne disait rien, le marinier savourait son effet : « Camarade professeur lustreur de bancs, tu as mis le doigt sur le problème. Le problème c’est qu’il n’y a plus de patrons dans ce pays, il n’y a plus que des fonctionnaires comme toi et tout le monde se branle de tout. Je n’ose même pas savoir pourquoi j’attends depuis un an la peinture dont j’ai besoin pour le bateau. Peut-être que le camarade qui passe commande des couvercles est en longue maladie, peut-être que son chef a oublié de payer la dernière facture, peut-être que la tige du malaxeur est commandée chez des Cubains qui sont à la plage, peut-être que l’armée a réservé tous les stocks, je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que mon bateau s’abîme, et qu’en république fédérale il faut cinq minutes pour acheter un pot de peinture. Alors je vais te dire une bonne vérité : ta république démocratique elle ne fonctionne pas, elle ne fonctionnera jamais. Ce n’est pas de réformes dont ce pays a besoin, c’est d’une révolution. Si tu veux que ça marche, il faut redonner au peuple la liberté »
Le professeur était au bord de l’apoplexie et Schabowski n’en croyait pas ses oreilles. Il jugea bon de recadrer la discussion : « Allons, camarade marinier, tu t’égares, et tes mots sont outranciers. Le Parti a conscience des problèmes du pays, et fera tout pour y remédier, mais le peuple n’abandonnera jamais les acquis du socialisme, et la propriété collective de la terre et des moyens de production. Je vous ai réunis pour parler de réformes, pas pour remettre en cause la solidarité nationale. Redevenons sérieux, je vous prie »
Le propriétaire du café, qui n’avait pas encore parlé, lui coupa le sifflet : « Camarade du Comité Central, c’est toi qui as perdu la raison. Tu as oublié les 5.000 citoyens du pays réfugiés cet été à l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest à Prague, que le gouvernement a dû laisser fuir à l’ouest, tu as oublié les milliers qui ont franchi la frontière de Hongrie pour passer à pied en Autriche. Tu ne te rends pas compte que ton système est fini ? Moi j’ai repris le petit café de mes parents, j’aimerais bien le développer et monter une brasserie, mais je n’en ai pas le droit, et je ne peux embaucher personne. Pourquoi ces lois stupides ? Je pense comme mon ami marinier, fous-moi la paix et je vais la faire marcher, moi, ton économie… Au lieu de lire des revues marxistes que vous êtes les seuls au monde à comprendre, laissez les gens compétents prendre ce pays en main, ouvrez les frontières et tout ira mieux »
C’en était trop, Schabowski explosa : « Jamais nous ne laisserons quarante ans de construction du socialisme être détruits par des apprentis-capitalistes. Nous avons bâti une société juste, humaine, solidaire, où il n’y a ni chômage ni misère, contrairement à l’Ouest. Je ne comprends pas comment vous pouvez encore avoir des idées de propriété privée. Certes des erreurs ont été commises, certes nous avons tardé à réformer certains domaines, mais tout ceci va être rectifié. Par exemple un nouveau modèle de cafetière électrique va être vendu en magasin dans les tout prochains mois, le gouvernement s’y est engagé »
Le marinier éleva les mains au-dessus de la table et applaudit narquoisement : « Bravo, camarades, vous êtes extraordinaires ! Vous êtes des gens d’une lucidité et d’une perspicacité redoutables. Je suis certain qu’à l’Ouest ils vous dérouleraient un tapis rouge dans les plus grandes entreprises. Alors si je résume, le pays s’effondre, les meilleurs se barrent à l’Ouest, notre économie part en quenouille, on ne trouve plus rien à acheter et votre seule réponse c’est de construire des nouvelles machines à café. Mais c’est bigrement important ça, que le gouvernement d’une nation s’occupe des cafetières du peuple… On se demande bien pourquoi tous les gouvernements de la planète ne se mettent pas à la cafetière… »
Certains autour de la table partirent d’une franche rigolade, tandis que d’autres riaient plus jaune. Le propriétaire du café en profita pour reprendre la parole : « Je pense exactement comme mon collègue marinier. Et je pense que vous n’avez plus le choix, car le peuple est-allemand ne veut plus de vous. Ce n’est pas la RDA qui a des problèmes, c’est LA RDA le problème… Si ce n’est aujourd’hui, demain vous allez être obligés d’organiser des élections libres, où vous ne serez plus seuls à présenter des candidats. Et ces élections vous allez les perdre, parce vous êtes des gros nuls en économie et que vous prenez tous les autres pour des cons. Alors ce jour-là, on enterrera en seconde classe la RDA. Moi je ne me fais aucun souci, je trouverai du boulot n’importe où, mais vous, camarade Schabowski, et vous, monsieur le professeur d’économie marxiste, je crains que vous ne pointiez longtemps au chômage… Ah et puis une dernière chose : je ne sais pas si c’est le cas pour tous autour de la table, mais en tous cas pour moi, je n’ai plus peur de vous et de votre STASI… »
Schabowski se leva brusquement, fit tomber sa chaise, saisit ses documents et quitta la salle. Les autres demeurèrent sur place à discuter un moment. Bientôt ne restèrent plus que le marinier et le bistrotier. Schabowski revint alors dans la salle, subrepticement, s’approcha d’eux et leur demanda : « Vous pensez vraiment ce que vous venez de dire tout-à-l’heure, je veux dire, nous en sommes vraiment là ? » Les autres répondirent à l’unisson : « Ben oui, tu ne t’en es pas rendu compte, camarade secrétaire ? » Schabowski baissa la tête et murmura : « Je crois que je viens de comprendre. Écoutez-moi, ce soir il y a une conférence de presse au Palais de la République, après la réunion du Comité Central. Ne dites rien à personne, j’y ferai une annonce qui me coûtera certainement mon poste et ma carrière »
Ce soir-là, le 20 novembre 1989, vers 20 heures, Günter Schabowski, porte-parole du gouvernement est-allemand, annonçait à un parterre de journalistes totalement ébahis que les frontières du pays étaient désormais ouvertes. Deux heures plus tard, 100.000 Allemands de l’Est franchissaient le mur de Berlin, bousculant quelques policiers incrédules et envoyant voler par-dessus les miradors la solidarité socialiste. Le lendemain, ils étaient des milliers à attaquer à la pioche le béton de la honte. Tout ce qui était impossible, illégal, anticonstitutionnel le 9 novembre devenait le 10 au matin une belle réalité qui portait un nom : la liberté…
Tout ça grâce à un marinier de l’Elbe et au propriétaire d’un modeste café, qui avaient eu le courage de dire, enfin, les yeux dans les yeux, à une bande de charlots : « Nous n’avons plus peur de vous »
Par Jacques Clouteau
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Note : Günter Schabowski a été exclu du SED en janvier 1990 et a commencé enfin à travailler (…) dans l’Allemagne réunifiée. Il a fondé dans la province de Hesse, avec un journaliste de l’ouest, un nouvel hebdomadaire. Courageusement, il a été quasiment le seul des anciens responsables communistes à assumer une part de responsabilité dans l’assassinat des citoyens de RDA qui tentaient de passer le Mur. Il a effectué un an de prison suite à son procès.
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